lundi 17 janvier 2011

L'homme défectueux

Louisiane, fin des années 50.

Max Derouen est un petit garçon de dix ans des plus ordinaires. Cheveux bruns, yeux bruns, taille moyenne, morphologie commune, rien qui puisse vraiment le distinguer de ses camarades de classe. Même pas un léger strabisme, un tic nerveux notable ou des notes exemplaires. Fils d’un garde-forestier n’aimant pas particulièrement les animaux et d’une mère peu éduquée, mais dévouée pour ses six enfants. Un enfant du bayou. Sans histoire. Un matin de mai, pourtant, la vie de Max Derouen changa à jamais. Le jeune Max, alors qu’il aidait son père à garde-forester la forêt, n’avait pas vu l’immense feuillu qu’abattait non loin de lui deux hommes bien bâtis. Niiiiaaaaahhhpoooooow! L’arbre flancha et trouva comme cible facile le petit Max, qui ne se doutait de rien, occupé qu’il était à chasser les papillons. Diagnostic : Lésion cérébrale. Soulagement; Max était vivant. Sans séquelles apparentes. Il prit un mois à prendre du mieux à la maison, sous les bons soins de sa mère, et pu retourner à l’école, comme si rien ne s’était produit. Pourtant, quelque chose avait changé. Max s’en aperçut lorsque le gros Edmund lui envoya un ballon en pleine figure. Il cria « Aie », par habitude, mais eu tôt fait de constater que, même si son nez était ensanglanté, il n’avait pas mal. Aucune douleur. Il trouva cela plutôt étrange, mais se considéra avant tout chanceux, car le gros Edmund lançait de tels boulets qu’il fut bien content de ne pas avoir eu à se tordre de douleur devant ses camarades. Ceux-ci n’avaient pas remarqué sa réaction, trop occupés à jouer. Un doute planait cependant dans sa tête, il fallait vérifier. Ce soir-là, de retour à la maison, Max se rendit dans le cabanon, où son père rangeait ses outils et s’assena un coup de marteau sur la main gauche et attendit sa propre réaction. Rien. Il avait bien senti le lourd marteau s’écraser sur sa petite main, mais n’avait ressenti aucune douleur. Il était mystifié. Était-il devenu Superman ? Il poussa plus loin sa vérification. Coup de couteau dans la cuisse, se mordre la langue, se pincer les mamelons, rien n’y fit. Son cerveau n’enregistrait plus la douleur. Lorsqu’il rentra, sa mère fut horrifiée de le trouver dans un tel état, croyant qu’il avait rencontré une bête féroce à l’orée de la forêt. Max acquiesça en ce sens, il ne voulait pas inquiéter sa mère avec ses nouveaux super-pouvoirs. À l’école, il mettait au défi ses camarades de lui faire subir les pires tortures. Crunchie, bedaine bleue, se faire éclater les jointures avec des sous noirs, tout y passait. Et personne ne comprenait pourquoi il voulait tant avoir mal. Personne ne savait qu’il était un super-héros. Mais les gens finir par se lasser. Et Max grandit.

À 40 ans, garde-forestier comme son père, il était un homme aigri. À force ne pas ressentir la douleur, Max ne ressentait plus grand-chose. Les femmes ne l’intéressaient plus, il ne pouvait que se procurer une pâle copie de ce qu’est l’orgasme masculin. La violence à la télé, les films d’amour, ne suscitait absolument rien chez lui. Lorsque son histoire avait fait les manchettes, son secret finalement dévoilé par un soi-disant ami-reporter, adepte du sensationnalisme, la CIA avait bien tenté de le recruter pour certaines missions périlleuses. Mais Max n’en voyait pas l’intérêt. Il s’était lui aussi lassé de ses années à jouer les super-héros et avait vite compris qu’il était atteint d’une maladie, et non pas l’élu d’un super-pouvoir. Ses rêves de jeune garçon ordinaire envolés d’un seul coup.

Une seule chose le sortait parfois de sa torpeur. Une seule chose le rendait à nouveau vivant, à nouveau humain. Lorsque Max en avait assez de sa vie de robot, il se tournait vers cette ultime solution, où pendant un moment, il vivait pleinement. Un grand verre de Tabasco. Remède-miracle. Le Tabasco réussissait à susciter une particule de douleur sur sa langue et dans son œsophage. Max était comblé. Il ressentait quelque chose, toussant parfois tellement le breuvage était épicé. Lorsqu’il vidait son verre, des larmes de joie coulaient sur ses joues. Il aurait voulu boire du Tabasco pour toujours. Qu’importent les brûlements d’estomac, il ne les sentait pas de toute façon. Dans ces moments-là, au moins, il était heureux.

Et ROUGE.

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